La permission


«Moi, les huîtres je pourrais les manger sur la tête d’un pouilleux ! » Après quoi il en bâfre une au tournant du comptoir, noyée d’assaisonnement vinaigrette-échalotes et d’une giclée de chardonnay. Lui et moi on a eu le même projet, une douzaine d’encore laiteuses chacun de son côté. Ma voisine, fièrement perchée sur ton tabouret, détaillant le gobeur s’en jeter une supplémentaire au fond du gosier : « Mais tu le connais ? » « De vue », je réponds. Elle insiste : « Et mon papa, ma maman ? Tu les connais ? ». « De vue aussi », je réponds, traînant mes Clarks de soir en soir, aux mêmes heures, dans le même bar que ses parents. Présentement, eux sont installés en terrasse. Elle, j’ignore pourquoi, est venue se ficher en salle pile à côté de moi. À force de l’apercevoir, je connais ses traits, son visage, sa voix rigolote, son prénom, ses six ans. « Du coup, toi aussi je te connais de vue », je lui dis. « Mais tu connais tout le monde de vue ! », elle réplique, et ça flingue comme un reproche. Je me replie sur une huître. Elle mime une grimace. « Moi j’aime pas les animaux de la mer », elle dit. Elle préfère les gnocchis. Arrosés de ketchup. Arrosés de ketchup et de parmesan, dans cet ordre, elle précise, comme ça le ketchup retient mieux le parmesan. Elle est au CP, le périscolaire l’ennuie. C’est ce qu’elle confie. J’ai les manches retroussées, ses petites mains froides s’attardent sur mes tatouages, j’ignore pourquoi, tandis que l’on bavarde c’est un geste qu’elle a sans y prendre garde. Elle a faim, elle commande des bretzels. La coupelle arrive. Un type entre et s’installe à son tour au comptoir. La veille, on a tous applaudi à son départ en retraite. La veille, pour lui c’était la quille. « Et lui, tu le connais ? » « De vue. » Ça l’énerve ma réponse. Elle s’agace. Ses mains froides, ses petits doigts de moineau sur mon bras : « Dis, tu veux bien que j’aille dehors. J’ai envie de courir et de m’amuser. » « Mais bien sûr. Et tu n’as pas à me demander. C’est à tes parents qu’il faut demander la permission. » Ses petits doigts, sa voix minuscule : « Je reviens, d’accord ? Mais je ne te demandais pas la permission, tu sais. C’était seulement pour savoir si tu voulais que je continue de te tenir compagnie. »

Septembre 2020