C’est un truc que je fais parfois. Dans la rue, dans les cafés, installé n’importe où en terrasse. Mon regard croise celui d’un enfant, un tout petit dans sa poussette, une plus grande accrochée au bras de sa mère, le temps que dure l’échange de regards j’en profite pour une grimace, un clin d’œil, un tirage de langue, quelque tentative pour lui voler un sourire, une distraction, une rapide complicité entre nous. L’enfant est bon client, généralement ça fonctionne. D’abord il m’observe, interloqué. Ensuite il détourne la tête et replonge dans ce qui l’occupait le moment d’avant. Enfin, après quelques pas, quelques tours de roues de poussette, il se retourne, c’est systématique, la curiosité l’emporte sur ses prudences, alors je récidive et cette fois il se marre franchement, tire la langue, tente une grimace à son tour, et quand c’en est terminé, qu’il faut s’éloigner, dans sa poussette, longtemps après, il se tord le cou pour vérifier que ça ne va pas continuer, ou dans les bras de son père, accroché à la main de sa mère, l’enfant raconte en chuchotant comme en secret qu’il y a eu là-bas, de l’autre côté du trottoir, assis en terrasse devant un ordinateur, un drôle de monsieur qui s’amuse à faire le clown.
Une fille que j’ai tenue quelque temps dans mes bras, je crois que ça l’agaçait quand je faisais ça. Quel besoin de chercher à tout prix à s’attirer les faveurs des demi-portions ? Qu’est-ce que ça pourrait réparer ? Sans compter que c’est jouer de leur crédulité… Tu parles d’une victoire : les dés sont pipés, eux et nous on n’évolue pas sur un pied d’égalité. Elle ne m’a jamais dit, c’est peut-être ce qu’elle pensait, non sans raison. Aucune importance, je continue de faire. Dans la rue, dans les cafés. Le type aux grimaces et aux tirages de langue.
Hier soir, mon téléphone s’est à nouveau emballé. Quand enfin il a bien voulu se rallumer, une partie de ce que j’avais sauvegardé ces derniers temps avait disparu, toute cette mémoire remplacée par de très vieux messages, d’anciennes photos revenues de je ne sais où. Dont celle-ci, qui la montre minuscule. On doit être en 2001, elle rit à tout bout de champ à l’époque, son visage de poupée traduit une joie d’être au monde qui nous contamine tous. Je ne me souviens plus très bien comment ni pourquoi s’est faite cette mise en scène un peu grotesque, cette pose sans originalité, tout ce que je sais c’est que je l’aime, cette photo, j’aime ces deux petites mains pendues à mes joues, le long baiser mouillé qui s’ensuit, j’aime ces paupières closes qui racontent l’envie de s’appliquer autant que sa confiance en cet instant. La minuscule a vingt ans à présent, un métier qui lui plaît auquel se destiner, une voiture rien qu’à elle, un mec avec qui partir en vacances les étés et une petite sœur aux prises en ce moment avec son premier gros chagrin d’amour. Comme un résumé. Les farces, les grimaces, on le pressent depuis le début, les langues qu’on se plaît à tirer, ces baisers qu’on donne en toute confiance, on n’est pas dupes, tous nos pieds de nez, on le vérifie à force de s’esquinter, on sait bien qu’ils ne dépendent d’aucune éternité. Pour autant, aux cafés, en terrasse, aux coins de rue, entre deux parenthèses, comme à la dérobée, rien n’interdit d’en sourire, et de continuer à se mentir.
Octobre 2019