L’automne nous est tombé dessus d’un coup, dehors le temps est à la pluie, on se tape des jours sans vie, à partir de l’automne on sait ce qui nous attend par ici, le gris, l’ennui, un long tunnel Lexomyl. Ce matin en enfilant mes Clarks, les bleu marine, en cuir, j’ai eu une pensée pour ma grand-mère. Il pleuvait aussi à torrent l’an dernier, c’était la même lumière vide l’après-midi où on l’a enterrée. Au cimetière on se tenait inutilement serrés sous des parapluies, l’eau arrivait de partout. Mes Clarks n’y ont pas tenu, elles ont une gueule pas possible. Si l’on évalue les gens à l’état de leurs chaussures, j’ose à peine imaginer ce que l’on doit penser de moi. Ma grand-mère n’a rien su pour Boys. Alzheimer avait déjà gagné la partie lorsque j’ai signé le contrat et quand le livre est enfin sorti, il y avait plusieurs mois qu’elle avait jeté l’éponge. On avait raté ce rendez-vous, on l’avait raté comme des années auparavant j’avais raté un rendez-vous avec mon grand-père, au milieu des années 1990. À partir de la classe de seconde, chaque dimanche j’ai animé une émission sur les antennes d’une radio associative locale. La première fois qu’il m’a entendu dans le poste, assis à la table de la cuisine où était branché le transistor, il paraît que mon grand-père a fondu en larmes avant de se tourner vers ma grand-mère et de lui glisser : “Pierre, il y arrivera.” Depuis toujours mon grand-père m’avait entendu dire que plus tard je voudrais devenir journaliste. Il est mort l’année de mon bac, son enterrement a eu lieu le jour de l’annonce des résultats, exactement deux mois avant mon entrée en fac et les premiers papiers que j’allais écrire dans le journal du coin. Lui qui chaque matin, religieusement, consacrait un long moment à la lecture du Républicain Lorrain, n’a pas eu le temps d’apercevoir ma signature dans les pages Sports qui étaient ses préférées. J’y étais arrivé, il avait vu juste. Ce matin je pense à ça. Une paire de chaussures enfilées et me voilà plongé dans ce genre de souvenirs, de regrets, à dresser pour moi-même tout un tas de bilans. “Pierre, il y arrivera…” Vrai, j’y suis arrivé. Je l’entends encore parfois cette phrase, dans la bouche de ma mère, elle la prononce si on parle des enfants des uns, des autres, et qu’inévitablement la discussion dévie sur mon propre cas. “Tu y arriveras…”, et dans sa voix je note des accents de compassion supplémentaires depuis qu’elle a lu Boys et découvert l’histoire de Samuel, juxtaposant, comme il se doit, l’image de son fils et celle du personnage qu’il avait choisi. “Tu y arriveras…” Je m’abstiens de mentionner que Samuel, lui, n’y est pas arrivé, et que pour lui comme pour moi les choses sont écrites. Midi approche, il pleut à nouveau. Le jour ne vient pas, mes Clarks fuient de toutes parts. J’adore ma ville, mais l’automne s’annonce interminable.
Septembre 2019